jeudi, mars 13, 2008

POINT DE VUE D'UN FRANCOPHONE LIBANAIS

POINT DE VUE D'UN FRANCOPHONE LIBANAIS

Par SAMI PHARÈS

La culture française jouit d'une estime particulière au Li­ban. Son rôle est apprécié aussi bien dans les sphères gou­vernementales que parmi l'élite libanaise de culture française.

Les milieux français proches du Liban reconnaissent la prépondérance accordée à la culture française dans notre pays. Ils considèrent le Liban comme un des pays où les relations culturelles sont les plus satisfaisantes.

De même, les Libanais de culture française sont satisfaits des liens spirituels, culturels et politiques qui existent entre la France et le Liban.

Ils profitent de toute occasion pour affirmer l'amitié qui les lie à la France et à la tradition française. Pour eux, les liens séculaires entre les deux pays se perdent dans la nuit des temps.

Aussi, de prime abord, un observateur de la situation cul­turelle française au Liban ne peut que se féliciter de l'état actuel des choses.

Le français apparaît comme la langue étrangère la plus employée après l'arabe. Dans les salons de Beyrouth la «haute société» s'exprime essentiellement en français.

Dans la rue, les enseignes des magasins sont inscrites en français dans un pourcentage allant jusqu'à 70 %, le reste étant partagé entre l'anglais et l'arménien. En plus, les en­seignes où les inscriptions sont en français se situent le plus souvent à des angles favorisés par rapport à leur traduction littérale en arabe.

Par rapport aux panneaux officiels, la seconde langue uniquement employée est le français sauf dans certains secteurs comme à l’aéroport, où l'on ajoute l'anglais, du fait de sa place internationale.

On remarque que les noms de la presque totalité des localités et principalement des villages de la montagne libanaise sont dans la langue syriaque.

Bien que l'arabe et le syriaque se trouvent être des langues phonétiquement proches, on remarque que certaines consonances syriaques correspondent au français plus qu'elles ne correspondent à l'arabe.

Prenons par exemple les consonnes «gh» dans le terme Ghouma, nom d'un village syriaque qui signifie « Terrine d'eau ». Nous constatons que la prononciation des deux pre­mières consonnes est plus proche du terme original « Gho­mayo » que du terme arabe.

Dans les écoles, le français est enseigné depuis le jardin d'enfants, non seulement en tant que langue, mais aussi en tant que littérature. De même, toutes les matières scientifi­ques sont enseignées dans la langue étrangère, c'est-à-dire en français. Aussi les heures d'enseignement en français de­viennent plus nombreuses que les heures d'enseignement en arabe, dans la phase secondaire, vu l’accumulation des ma­tières scientifiques.

L'anglais n'est enseigné comme seconde langue que dans dix pour cent des écoles, ce qui signifie que son impact se situe loin derrière le français.

Dans le cadre universitaire, le rôle du français est aussi favorisé que sur le plan scolaire. Nous allons étudier sa place dans les quatre universités de Beyrouth: l'université française, libanaise, américaine et arabe.

A l'université française, l'enseignement en français se fait dans la plupart des cours. Certains cours se font en arabe, notamment à la faculté de droit. L'enseignement en anglais est à peu près nul.

A l'université libanaise, les matières scientifiques et cer­taines matières littéraires ou juridiques sont données en français. Les sections scientifiques anglaises sont rares. Le reste des cours est donné en arabe.

A l'université américaine, la presque totalité des cours est donnée en anglais. Mais la moitié des étudiants libanais de cette université sont de culture française étant donné qu'ils sont passés dans des écoles où le français est enseigné comme seconde langue.

A l'université arabe la majorité des cours sont donnés en arabe. L'anglais est enseigné dans les matières commerciales tandis que le français est enseigné dans certaines matières littéraires et juridiques.

Une telle prédominance du français a pour conséquence une acculturation de l'élite intellectuelle du pays. Ces derniers pensent, écrivent et parlent en français.

L'administration d'Etat emploie le français comme seconde langue. Nombre de ses dossiers sont en français en fonction de la période du mandat ou bien étant donné que la majorité des experts étrangers et libanais dans les cercles adminis­tratifs sont de culture française.

Mais cette première vision de l'état de la culture fran­çaise au Liban se trouve contredite par un examen approfon­di de la réalité du prétendu bilinguisme dans ce pays.

Dans un premier point, il faut remarquer qu'aucun texte de loi ne garantit la préséance du français sur les autres langues étrangères. La prédominance de cette langue étant simplement due à un fait regardé comme historiquement contingent, elle se trouve sans défense juridique devant les tentatives répétées de réduire son rôle en tant que langue véhiculaire.

Or, un courant dans les milieux officiels du ministère de l'éducation et dans certains cercles gouvernementaux vise à neutraliser la culture française au Liban. Cette politique suivie lentement mais avec persévérance depuis 1943, date de l'indépendance, se donne pour but l'arabisation des matières de l'enseignement. On espère que l'arabisation des program­mes conduira à l'arabisation des institutions publiques et privées.

La structure étatique s'arabisant dans son ensemble, elle aurait pour conséquence l'arabisation de la pensée libanaise et de la mentalité des Libanais. L'arabisation culturelle conduirait à une transformation de la vision historique liba­naise.

On peut donc affirmer que l'arabisation de l'enseignement n’est qu'un prélude à l'arabisation nationale.

On peut remarquer le processus d'arabisation qui s'effectue à travers les deux niveaux scolaires et universitaires.

Dans les écoles officielles, durant le cycle primaire, ce n'est qu’à partir de la troisième année d'enseignement effectif que l’on commence à utiliser des livres de français.

Durant le cycle secondaire, toutes les matières littéraires telle que l’histoire, la géographie et l'éducation civique, nouv­ellement instituée, toutes ces matières sont données en arabe.

L'arabisation des sciences et même de la littérature française est demandée avec plus d'insistance chaque année. II y a un an, une commission pour l'étude et la rénovation des programmes a été instituée, formée de responsables officiels et privés de toutes les tendances. Le rapport présenté par cette commission a déconseillé une arabisation immédiate des ma­tières scientifiques, mais s'est prononcé pour une acceptation du principe de l'arabisation.

Dans le cadre universitaire, la politique d'arabisation est de rigueur.

A l'université libanaise, toute matière pouvant s'enseigner en arabe, doit obligatoirement l'être en cette langue. C'est ain­si que chaque année, de nouvelles matières scientifiques sont données en arabe.

A l'université arabe, le principe directeur est la culture arabe et le nationalisme arabe. Par conséquent, la politique d'arabisation s'imbrique dans une stratégie tenant à la fois compte du degré d'assimilation de la langue arabe des concepts étrangers, et de la volonté de ne pas abaisser le niveau scien­tifique de l'arabe par une arabisation désordonnée.

A l'université française, la faculté de droit présente un enchevêtrement compliqué de matières dont une partie est donnée en français et l'autre en arabe. Cette politique trouve sa source dans une volonté de maintenir le rôle prépondérant du français. Mais le besoin de demeurer en concordance avec une situation culturelle s'arabisant de plus en plus, oblige la direction à arabiser certaines matières. De même, le décret d'organisation de la licence libanaise de droit impose l'étude en arabe de certaines matières.

Quant à l'université américaine, bien qu'elle ne procède pas à un mouvement d'arabisation, elle ne peut rester indéfi­niment isolée de ce processus.

Dans tous les cas, l'anglais étant la langue principale de l'enseignement, il est indéniable qu'il donne une mentalité anglo-saxonne à un bon nombre d'étudiants francophones inscrits à cette université.

Ainsi, nous constatons que l'évolution culturelle dans le pays tend dans son ensemble à l'arabisation. La croissance de l'anglais dans certains secteurs commerciaux se fait prin­cipalement aux dépens du français.

Le processus d'arabisation pourrait apparaître comme un phénomène normal marquant une évolution du Liban vers une indépendance culturelle et un retour au patrimoine cul­turel arabe. Mais une analyse historique des transformations culturelles de la région montre le rôle du français en tant que continuateur des valeurs universelles de la langue syriaque.

Au Ve siècle avant J-C, la culture grecque, première culture à valeur universelle, s'est implantée dans cette région et principalement dans les villes phéniciennes. La pensée grecque a pris conscience de l'unité de l'être, en tant que résorbant les contradictions inhérentes à la multiplicité du monde. Cette prise de conscience constitue une mutation qualitative par rapport à la pensée de l'antiquité antérieure qui ne parvenait pas à résoudre la contradiction entre la mul­tiplicité du monde et l'unité universelle.

Il est évident que la vision rationnelle des sciences et no­tamment l'effort de systématisation absolue opérés par les mathémati­ques pythagoriciennes, a constitué l'étape nécessaire pour l'éla­boration d'un système philosophique universaliste. De mê­me, l'équilibre socio-économique de la Grèce antique a permis cette nouvelle vision des sciences.

Avec la venue des Romains, la civilisation gréco-latine a pris sa forme concrète. Peu à peu, toute la région s'est gréco­-latinisée, tout en conservant le syriaque comme langue de base.

Au Vlle siècle, avec la venue des Arabes, une nouvelle culture, à valeur universelle, a commencé à envahir la région. Les villes de la côte libanaise, malgré une résistance héroïque, tombèrent une à une devant la poussée arabe. Tous les éléments syriaques radicaux de la côte et de l'intérieur se réfu­gièrent sur les hauteurs de la montagne libanaise. Ils purent ainsi jouir d'une certaine autonomie qui leur permit de s’épanouir à travers leur culture gréco-latine et dans la tradition syriaque libanaise.

C'est ainsi qu'ils purent rejeter pendant dix siècles les tentatives d'assimilation culturelle visant à introduire l'arabe comme langue véhiculaire.

Les Libanais syriaques sentaient confusément que l'accep­tation de la langue arabe ne pouvait être qu'un prélude à l’introduction des valeurs universelles de cette civilisation.

En refusant l'arabisation linguistique, les Libanais syriaques conservaient leur culture propre d'où ils puisaient leur esp­rit national.

Dans les plaines côtières et à l'intérieur, le pouvoir politique arabe étant direct, il parvint, dans une période relative­ment courte, à imposer l'usage de la langue arabe. Dans une deuxième période, il s'ensuivit l'arabisation culturelle qui aboutit à une transformation radicale de la mentalité des habitants de la plaine.

Entre-temps, les Libanais, aidés par l'Empire Byzantin, s'in­surgeaient contre les oppressions arabes. Une de leurs révoltes importantes fut noyée dans le sang sous le califat des Abas­sides.

Vers la fin du XIe siècle, l'arrivée des Croisés permit aux Libanais syriaques de reprendre contact avec l'Europe de civilisation gréco-latine. Il s'en suivit un épanouissement de la culture syriaque libanaise qui pour la première fois entra en contact avec la culture française.

Pendant deux siècles, Libanais et Français luttèrent ensem­ble contre les attaques arabo-seldjoukides.

Après le départ des Croisés, les Mamelouks entreprirent des expéditions punitives contre les Libanais syriaques pour leur faire payer l'alliance avec les représentants de la branche européenne de la civilisation gréco-latine.

Au XIVe siècle, une nouvelle révolte contre les domina­teurs mamelouks démontra la vigueur de l'esprit national des Libanais syriaques et leur refus permanent de l'assimilation.

Après la venue des Ottomans, et à la suite d'accords entre le sultan turc et François 1er, les nationalistes libanais re­prirent contact avec l'Europe. Ils entrèrent en relation avec Paris, Rome et Florence.

Peu à peu, l'élite des nationalistes libanais commença à assimiler les langues européennes et notamment l'italien et le français.

Devant ce fait, les nationalistes libanais cédèrent devant l'impact de la langue arabe: ils l'acceptèrent comme langue véhiculaire.

La connaissance qu'avait leur élite des langues européennes à valeur universelle gréco-latine, constituait implicitement pour la masse des nationalistes libanais, une garantie pour le maintien du fondement culturel de leur civilisation gréco-­latine.

Au XVIIe et XVIIIe siècles, l'italien fut enseigné dans de nombreuses écoles au Liban. Au XIXe siècle, la prédominance se fit en faveur de la langue française.

Au XXe siècle, durant le mandat, le français fut considéré comme langue officielle de 1920 à 1943.

Ainsi le français devint peu à peu une langue de défense culturelle pour les nationalistes libanais. Son adaptation aux réalités historico-culturelles du pays, le transforma en un langage: la francophonie libanaise.

L'élite culturelle des nationalistes libanais lui donna à travers de nombreux écrits sa spécificité locale. L'attitude posi­tive de la masse des nationalistes libanais envers ce langage lui donna sa consécration de langue à valeur nationale, continuatrice du syriaque à travers la civilisation gréco-latine commune.

C'est pourquoi, la masse des nationalistes libanais s'op­posa et s'oppose avec force à l'arabisation complète car elle pense que : « L'Arabisation culturelle est un prélude à l'Arabisation nationale ».

La francophonie constitue la garantie culturelle pour le maintien du courant national libanais. La condition nécessaire pour le maintien de la francophonie consiste dans l'officia­lisation du français.

La popularisation de la culture au XXe siècle a eu, pour effet, la participation des masses aux courants culturels natio­naux. C'est ainsi qu'au Liban, il ne suffit plus que le cou­rant culturel francophone soit restreint à une élite. La masse des nationalistes libanais doit développer elle-même la culture francophone libanaise.

L'officialisation du français à côté de l'arabe permettrait aux nationalistes libanais de s'épanouir dans leur culture, tout en continuant à participer, suivant leur mode propre, la culture dans le monde francophone et à travers lui à la civilisation gréco-latine.

De même, les Arabes libanais s'épanouiront dans leur cul­ture arabo-libanaise, tout en participant, suivant leur propre schéma, à la culture dans le monde arabe.

C'est seulement dans la reconnaissance réciproque des droits nationaux culturels des francophones libanais et des arabes libanais, que ces deux courants pourront arriver à dépasser leurs mésententes actuelles. Le fait qu'aucun des deux ne tente d'imposer son soi culturel à l'autre constitue la condi­tion nécessaire pour une harmonisation future des relations au sein d'un même Liban.

L'officialisation de l'arabe est acquise de longue date, l'offi­cialisation du français constituera le premier pas vers l'har­monisation culturelle au Liban.

Revue « Culture Française », éditée conjointement par l’Association « Culture Française » et par l’A.D.E.L.F. (Association des Ecrivains de Langue Française) (Mer et Outre-Mer), N° 2, été 1972, 21ème année.

Toute terre chrétienne est ma terre.

Toute terre française est mon cœur.

Sami Pharès

Le 08/03/2008